mardi 29 mars 2016

Heureux comme Emanuel en France

Emanuel Mink - 23 avril 1910/29 mars 2008

To Emma 
Nie zabraknie z nas ani jednego,
by zniszczyc faszystów i zgniesc
Na front, Brygado Dabrowskiego,
sztandar wolnosci swój wznies!

Cher Emanuel, peut-être serions-nous allés voir ensemble Le Fils de Saul au cinéma, vous qui faisiez saisir à tous ceux qui parlaient de la chose combien les repères n'étaient pas cheminables dans la navigation des inerties du vent mémoriel de chacun, criblée de points zéro, et nul, pour ceux qui ne l'avaient pas vécu, de rapporter le réel de l'horreur d'un camp d'extermination nazi, son vacarme, la détection des cendres de l'angoisse sur les traits des déportés, à l'appel du soir ou dans les fumées des brumes ferreuses noyées dans le bleu de cuve et l'encre phtalo des matins les pire famés, détruits par la maladie au cours du travail forcé du jour ou pendant le labeur des rémissions de la nuit, le film se rapproche de ce que vous nous confiiez, quelquefois avec un geste ou deux, souvent avec les yeux.
Vous respectiez beaucoup Steven Spielberg et sa fondation sur l'Holocauste, vous m'aviez dit que ses équipes étaient venues un jour engranger cette parcelle de blé, encore léchée par le vent brûlant, toujours levée, de votre mémoire.
Si vous restiez très dubitatif à propos du motif romanesque déroulé dans La Liste de Schindler, vous ne traitiez pas l'auteur de cinéaste obscène comme le firent les autres.
Que penseriez-vous de l'initiative de l'Université de Californie du Sud (USC) qui projette aujourd'hui les hologrammes des survivants, dont les séquences enregistrées collent, au millimètre, à la volée de questions sages que leur posent les jeunes étudiants assis dans l'amphithéâtre ?
Ému, vous la salueriez j'en suis certain, vous aviez une passion pour la jeunesse. L'échange, jusqu'à la tchatche qui ne vous dérangeait pas, était le sel de l'humanité pour vous.
Vous adoriez le cinéma, boire un coup au café le samedi, décomposer les attaques des cavaliers adverses, défaire les ouvrages défensifs des roques les plus hardis -- on avait à chaque fois l'impression de rejouer les étapes de notre vie (celles auxquelles le cavalier du hasard, même kieślowskien, ne destinait aucune perspective à tracer un dessin, à l'aide de câbles ou de tendons, hypothétiques ligaments amortisseurs de rebonds dans les sables de la connaissance, au cœur d'un amble perdu, sur les plans des gares ou jonctions des neutrinos du néant), à la cadence des coups d'une partie immortelle, reprises en passant, devant vous --,  avec impétuosité ou beaucoup de tendresse, rentrée, ou manifeste, car c'était votre marque.
Après vous avoir quitté, le rendez-vous suivant rencontrait chez nous le charme de discerner une nouvelle facette de la sensibilité si chaude, et en substance si discrète, toute d'attention aux autres, de taille à surgir d'un sourire à votre visage, quelque chose qui nous avait encore échappé dans l'observation, toujours un peu fascinée, du réseau de mat de votre ivresse, blanche comme la neige d'un soleil de janvier sur l'échiquier de la Concorde à midi, pour la vie. L'art d'être grand-père imprimait son style au dehors de la maison.
Vous portiez la chevalière des BI, "Pour Vôtre Liberté Et La Nôtre", l'épopée des brigadistes revenait au premier plan en Espagne, vous montriez volontiers votre fierté d'obtenir le passeport espagnol, à côté du français. Vous étiez pourtant passé, un jour de grand froid, directement de Madrid au camp de Gurs, après une palpation sommaire à la frontière et la confiscation passagère de vos papiers.
Le temps de la misère.
En septembre 2000 la cuisine de la Maison Goldenberg était déjà bizarre depuis un moment, nous acceptions qu'elle nous désespérât, mais nos vigoureuses fourchetées faisaient quand même disparaître le boulgour de la goulache, et l'inox du plat redevenait miroir.
Si le restaurant perdait peu à peu sa chaleur, nous aimions retrouver le samedi ou le dimanche les banquettes rouges de cet étrange boyau à demi-souterrain, à cause de son histoire peut-être, vos yeux brillaient toujours face à la photographie de Kirk Douglas.
Je me souvins avoir demandé à mon père qu'il m'emmenât sur les lieux mêmes de l'attentat terroriste palestinien du mois d'août 1982, le lendemain. Il n'avait pas su quoi répondre, j'étais parti tout seul, le souffle pris dans la poitrine je passais à grands pas devant la vitrine, à douze ans je savais que je ne devais pas trop m'éloigner et m'étais retrouvé dans la rue des Hospitalières Saint-Gervais qui se décadrait lentement vers le Carnavalet.
Un juron fusa de l'une des fenêtres du bâtiment d'angle suivi du vol d'un objet en métal qui atterrit à deux mètres devant moi dans un lourd fracas d'étincelles. Je distinguai, très surpris d'apercevoir que sa trajectoire fît tout pour m'éviter, une clé à molette, grasse dans la chambre de son chrome éclatant, qui pulvérisait encore, inerte préhension, incompressible mâchoire, le silence.
Vous n'aimiez pas discuter de la figure de Dieu, pour vous la transcendance n'existait pas. Je vous envoyai plusieurs lettres de bonne année avec des Chana Tovah dessinés en hébreu à côté d'une grosse étoile à trois bras, rouge comme le papier aux mille reflets glacés des chocolats de l'enfance, sachant que je pouvais me le permettre.
(Vous me disiez, sérieux dans un sourire, que l'Islam n'était qu'une secte chrétienne qui avait bien tourné. Que les hommes pauvres du moment, soumis à l'énorme impôt par tête de l'empire de Byzance, s'étaient de bonne grâce convertis ou soumis, les taxes du dhimmi étant beaucoup moins élevées...)
Nous laissions de côté Israël dans la conversation, je me doutais que vous aviez d'autres amis, de jeunes doctorants encore très proches de Los Amigos de Durutti, qui passaient tous leur brevet de marxologie dans les bassins de l'Université française, à chacun son tour de nager avec le grand cétacé me disais-je avec une légère pointe de regret, sans la moindre pincée d'ironie.
Pour vous tous les peuples étaient frères et le creuset des nations à réinventer tous les jours, l'apocalypse d'Auschwitz et l'atroce camp alsacien n'y changeant rien.
La plupart de ceux qui vous rencontraient parlaient de leur subjugation à l'écoute de vos récits des combats sur l'Èbre, ceux sur les barricades de Madrid (les compagnies Dombrowski et Botwin eurent des pertes de l'ordre de 80%, c'était le casse-pipe assuré noir sur blanc lorsqu'elles découvraient les ordres de mission), vous détestiez pourtant jouer les héros et les anciens guerriers. J'adorais lorsque vous demandiez à l'auditeur s'il comprenait l'espagnol ou le polonais avant de lancer l'entretien.
L'émotion vous étreignait lorsque Emanuel inclinait à parler un peu de son arrestation par la police allemande et française, (je ne pouvais m'empêcher de revoir des scènes de Monsieur Klein de Losey, nous étions physiquement si proche du quartier de l'action qui retourna juillet 1942 sur lui-même) à Paris, je l'imaginais dans l'un des autobus verts de la Régie, sur la plateforme arrière, peut-être du même engin, où l'on vit se tenir André Breton et Yves Tanguy, à quelque intervalle dans le temps, et découvrir au détour d'une rue, dans la vitrine du galeriste Paul Guillaume, le tableau "Le Cerveau de l'Enfant" de Chirico.
1950.
Sujet d'une invitation spéciale, retour à Varsovie, au pays natal, sous les auspices, pipés d'avance, de Staline, la direction du KPP l'embaucha dans les rangs de la KBW (la Sécurité intérieure propre à chaque état démocratique populaire, bâtie de toute pièce par le service extérieur du KGB russe
gouverné, avec un gigantesque talent, de la baguette par le rigoureux Ivan Serov, soliste hors-pair du jeu de la férule) pour donner la chasse aux derniers desperados, Soldats Maudits, ex-membres de l'Armia Krajowa, et autres saboteurs minuscules. Ce que la lecture de La Forêt Forteresse, touffue de souvenirs effilés et graphiques, livre écrit par Andrzej Zulawski, vérifia, m'en donnant très vif aperçu.
Vous me laissez entendre un jour que basta, c'en est trop.
Les infâmes avaient eu la peau du héros Witold Pilecki lors d'un procès truqué.
Vous vous avisiez que cela commençait à sentir mauvais, Isaak Fleischfarb avait dû fuir, Hibner, Mus et Berman exigeaient beaucoup des anciens tough guys des Brigades Internationales.
Quelque chose n'était pas net mais vous restiez bon camarade.
Avec le grade de capitaine vous deviendriez inspecteur sanitaire (peut-être des hôpitaux, peut-être des unités de soins des lieux de détention, nombreux et variés à l'époque, je n'osais vous demander davantage de précision) jusqu'à ce jour de mars 1968 où la garde moscovite soudain dévoilera tout de son grand jeu : Mieczyslaw Moczar, le fameux Mietek, le chef incontesté du MO, le gourou de l'UB (les connaisseurs des commissariats politiques du parti communiste polonais pourraient apprécier), dénoncera 'l'infiltration sioniste' des services de l'état.
Avec le recul, un goût amer dans la bouche, révulsé de voir qu'on avait gardé délibérément les communistes d'origine juive dans les frigos des organes de répression du régime, les avait tous placés à des postes de responsabilité, pour les empaqueter viande idéalement fraîche à offrir sur les étals si l'addition de la contestation devait se présenter, vous vous envoliez vers la France.
Bolek et Lolek envahissaient à l'heure du goûter les écrans des petits enfants du Pacte et de ceux d'occident, le Politburo de Gomulka se mit à écouter du Wagner en boucle.
Je savais que vous aviez du respect pour les Cichociemni, les Silencieux invisibles, pour Adam Michnik que le régime désira muet, même si vous n'étiez pas d'accord avec lui, un Adam qui facilement vous faisait briller les yeux.
Vous aimiez d'ailleurs que ce nom ne me fût pas inconnu.
Je ne saurai jamais comment vous auriez accueilli la sortie du livre controversé, Ma Guerre d'Espagne (parce que "édité aux bons soins du MacCarthysme", "bourré d'inexactitudes", traitant "sans preuves Marty de boucher", etc, blurb normé selon la mode et la verve commentatrices des éphèbes de la LCR) rédigé par Sygmunt Stein. Pour guetter votre réaction, je vous rappelais épisodiquement ce que disait un célèbre dissident ; En Union soviétique le futur est connu, ce sont les événements du passé qui ne cessent de se modifier".
Quand je vous interrogeais sur Marty, vous regardiez en l'air et préfériez me parler des Américains de la Brigade Lincoln qui chargeaient les chars italiens avec des Winchester fabriquées en 1860.
Vous pensiez dur comme fer que la théorie et la praxis communistes avaient été dévoyées dès le début par de sournois amis de Lénine, que l'idéal était bon, et qu'il le demeurait.
 
Remettez-nous la même Pilsner Urquell pression, garçon.

¡Hola, cześc, Emanuel !
Je ne vous oublierai pas.

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