samedi 4 octobre 2014

S.O.S. Memories



Caresse fantôme du gant d'Annie Astrand,
comme une pieuvre mimétique,
 sur le front agrandi du petit Jean,
dans la sombre maïeutique
d'un brouillard jaune renaissant sur le Strand.




  
À Pierre Assouline et Jean-Paul Enthoven                                                                                          

Je suis ravie qu'il soit ici ; 

je voudrais qu'il y pût demeurer, 
du moins il ne quittera pas le quartier. 
Marie de Rabutin-Chantal, Marquise de Sévigné.


347__Presque toute. Et peut-être plus encore. Tout entière ou presque, la critique s'est réveillée de bonne heure un matin de la semaine dernière et a mangé le morceau. Les journalistes-hirondelles, tout au rompement du jeûne de la nuit, ont renfilé leurs ailes, glissé doucement sur le toboggan du mode diurne et sont partis saisir au vol leur part du quartier personnel, réservé au journal qui les emploie, de madeleine de Patrick Modiano. La critique redevenait cet être vigoureux après que l'aube l'eût remis sur le ventre, pattes au sol. (Le bas de laine de la rue Coustou aiguisait les convoitises, les arpents de cette artère restaient nourriciers de maints troupeaux dans la grâce parfaite de l'alignement du pavage de ses coussous.) C'est pourtant un biscuit au goût étrangement sucré qu'elle trempa puis croqua. Un insecte, peut-être un frelon, peut-être du genre chinois, s'était posé sur son galbe mafflu, fondant un mol abdomen réputé piqueur dans les striures appétissantes de son capot moulé de farine finement dorée, goulue de la couleur du sable imbibé par accident de l'ivre contenu d'un dé de graisse d'oie. (La malice de Modiano n'était, depuis longtemps déjà, plus à démontrer.) 
Il lui faudrait, après ce petit-déjeuner entomophage by proxy, (en dépit d'une langue gonflée, un goût auquel on s'habitue), tout révéler en rentrant au nid.
C'était sa "raison d'être", comme disent aujourd'hui dans le texte les juristes américains. Dans la cour, aux fenêtres de l'immeuble des Sandents et Malgras (de Mac Orlan l'ancien appentis), miracle, la presse culturelle tenait bel étage et avait encore bel appétit, nous étions désormais très loin de l'époque des conquérants allemands qui les vit proclamer, à l'année quarante, tout le vitreux enamel d'un sourire carnassier dehors -- spectacle autant que réceptacle offerts naturels, comme on cède une cibiche --, "Qu'importe le Lycaon, pourvu qu'on ait au coeur intacte la dévorante ivresse du "Ich fresse, also bin ich."  
Dans la précipitation deux critiques retinrent l'attention, peut-être à leur corps défendant, la subtilité des liens amoureux qui les rattachaient au roman proustien plaidait pour eux et presque tout les distinguait d'autres fanatiques de l'écrivain, tels ceux qu'on voyait toujours "proproustiner", constamment à remettre aux avant-veilles les futurs hiers des surlendemains d'une rentrée littéraire qui ne franchissait que rarement les seuils, dans un présent qui ne se présentait jamais. Leur art du bondage n'était en aucun cas vil ligotage. Ils se portaient plutôt partie contre cette sorte de proproustination de moyen étiage, et ne participaient pas à ce drôle de jeu de rôle qui consiste, dans des papiers critiques, à laisser déchiqueter par de mornes signaux Morse, aujourd'hui désoeuvrés sur la banquise intermittente sinon disparue off radio, la dépouille de la tentative autobiographique d'un dénommé Jean Santeuil. Ils n'eurent donc pas peur de prendre le chemin des mémoires qui mène à Proust. L'un, de façon légère, nous appelait à ne pas oublier brasiller les aciers noirs de la paire d'initiales communes aux deux écrivains dans la précision millimétrique de l'arc transféré d'un soudage au plasma, MP, PM, (A Matrix Proud to know of its Parcelled Moods ?, bof, pourquoi pas...), l'autre développait certaines idées de traverse (les fameux Einfälle chers à Heidegger) qui habitent et colimaçonnent l'esprit du parisien Modiano (par exemple l'homothétie des lieux, figures et caractères, véritables apparitions, décrites chez Edgar P. Jacobs, réétudiées chez le romancier, qu'il reverse en évitant de tomber dans une fatale combinatie -- sa fascination pour la ligne claire belge n'étant pas chose nouvelle.) 
Leur calculation n'était pas hâtive, avec ce roman Modiano se trouvait en mesure de prouver qu'il pouvait pénétrer le manteau céleste du roman proustien, jusqu'à remuer à mains nues le noyau de pétales liquides de sa technique narrative. Ce pétrissage de connaisseur (les Proustinidés Homo-habilis nous léguèrent de merveilleux outils herméneutiques), le faisait orbiter à sa guise autour du Ring de l'oeuvre du Grand Narrateur et nous autorisait, grâce à différents reflets judicieusement éclatés dans la boule de feu creusée du charbon de multiples ombres, chaudes comme la plume de l'engoulevent tapi dans les fougères de la nuit, de voir à notre tour l'intérieur de ce grand raccordement annulaire, et d'en estimer les dangers des enjeux périphériques et polaires (le temps de l'avant-Périph' parisien est l'objet de toute l'attention des souvenirs de Modiano, souvent jalonnés de nombreuses amulettes "soul catchers" semées à la bonne fortune des routes et des chemins jusque dans l'étranglement des carrefours, par les sentiers et les sentes de circuits neuronaux qui s'enroulent dans les boucles de la résurrection mémorielle, comme la couleuvre au cou de la Simonette de di Cosimo.) 
S.O.S. Memories, pandémie des météores moites, dans la ouate endormis, rundown access remedy, oui, sortir le corps de la boîte, remémoration maximale demandée, dans les échauffements des lobes frontaux et temporaux, les rougissements des parchemins du cortex, aller en chercher les codex jusqu'au fond des fornix, fournir, dit-il, du gris à la matière des souvenirs, l'aider à oublier un peu pour redistribuer beaucoup, mémoire de travail, fonctions exécutrices, du raisonnement des futurs récits les ardentes tutrices, accepter le réchauffement narratif comme il venait puis établir la nouvelle charte météorologique du récitatif (de soi-même), quitter les rivages de l'autobiographie sans lâcher la terre ferme du Selbst, débrouiller les épistémés et pister les brouillards, aspirer la brume des noms de famille, imprégner les poumons de l'aire 10 du cerveau des spores d'adresses écrasées, mélangées à la poudre de fumée des pleurotes poussés sur les lignes Seyès de vieux carnets moleskine oubliés, suivre mentalement des yeux les lézards seps qui renumérotent les rues, guetter s'ils fourmillent encore dans les nues serpentines du banlieusard ennui, entre les bornes du Dieu Terme, Modiano craignait-il de se retrouver dans la pétole de ce redouté "mot-au-noir" -- sur l'océan de la page blanche, éternel éteignoir des étés de l'écrivain faisant naître mille duvets de phrases mais disparaître en couches le fil conducteur du roman --, qu'il hissait aussitôt à la surface de la Selbstheit les voiles alizées de savoirs tissés au chevet de l'alité Proust marin.
[Correspondance étrangère. Hier la Juve a battu l'AS Roma, encore une fois. Rudy Garcia s'est à nouveau fait pincer les doigts à la porte de la frontière interdite, comme jadis Annie Astrand et son frère dans une fuite plus éperdue qu'inédite, vers 1953. On ne devrait pas entière se fier à son frère, quitte à s'offrir faire la fière.]
Aux lacs et bords de mer de la nuit, feux follets et foxfires, les histoires-soeurs de Blake et Mortimer, blanque mortemer, oceano nox du proche et de l'ailleurs, Modiano ramènait les draps sur nos yeux et nous faisait entrer dans le rêve comme dans un vieux motet de Gérard Manset. Renversement des pôles du coeur binaire noir et blanc, le sud revenait au nord par alternance, Buc et Saint-Leu changeaient la peau de leur forêt, les charmes repeuplaient les trembles centenaires, les peupliers tremblaient de toutes les feuilles et carmes de leur essence. 
[Petit localier écho. Plus grand monde ne se pend aujourd'hui dans le bois de Montmorency et les forêts d'Île-de-France. Déjà vers l'été 1830 le dernier des Condé, ultime duc d'Enghien, préférait s'auto-asphyxier chez lui avec un foulard de soie, dessiné par Hsi Lin Shih en personne, et se priver de tout espoir de gains d'oxygène, fondés sur la loi d'une respiration lente, au profit d'un gonflement du gland, héroïque charge et fantasque afflux d'une dernière tumescence de sang. Comme David Carradine plus tard, au fond du placard d'un hôtel monotone. Là où il n'y a pas d'auto-gêne dans le bon aloi d'un "Qui dort dîne", comment pourrait-il y avoir du plaisir à rester flasque en son domaine lorsque plus aucun dard ne vous pique l'intérêt ni aucune joie ne vous sonne ?]
Le brouillard jaune que respirait le faux brochurier Jean Daragane, véritable écrivain en tenue de camouflage, sur le chemin de la maison du docteur Voustraat, désert des songes en caravane, s'étirait sans doute depuis les mystérieuses conduites et cataractes ductiles des images marranes de la mémoire de l'enfance qui se déroulent dans les strates noires de souvenirs volontiers voituriers, ceux du docteur Miloch Georgevitch de S.O.S. Météores bien sûr, mais aussi peut-être ceux venus à la rencontre d'un lointain poème de Louis Andrieux, l'Aragon Mentor ancien dragon des familles dadaïste et surréaliste, écrit bien avant qu'il ne devienne devin goleador, industrieux tovaritch officiel de la poésie du futur aux communistes décors, vers 1920, Madame Tussaud, splendide pièce néo-rimbaldienne où l'on tombait sur ce vers qui s'avançait comme un ressaut : Le Strand me suit de brouillard jaune dans les salles. On guettait alors presque Annie Astrand, un dimanche après-midi à Londres en mission secrète, stores des magasins baissés sur la dalle, astray sur le Strand, devant le parvis de Mary-le-Bone, caressant le front d'un little John, lui tendant une gaufrette avant de le diriger vers le photo booth où l'on prendrait des clichés en vue d'un nouveau passeport intime, digne du journal de A.O Barnabooth. Anniastrand, terrible apparition parisienne échappée des dérapages cireux des orages de la clandestinité lutécienne et du déraillement d'un train de traits de visages inconnus dans la City des Angles, des Celtes et des Normands, télé-transportée hors de sa prison du musée Grévin, sur l'allégorie d'un britannique terrain.



"Ce prénom et ce nom semblaient à l'époque liés l'un à l'autre."



La voix du petit Jean reprenait un peu de souffle dans les pensées -- qu'on pouvait s'imaginer exprimées tout haut --, du grand Daragane. Elles étaient tributaires d'une analyse quasi-spectrale faite à contre-coeur, sur le sable d'un isthme, par un adulte qui voulait à cinquante ans de distance sauver de la noyade un enfant qu'on trimballe, au gré des écluses et des vannes, comme du bois flotté sur le fleuve primordial du non-dit et des peurs infuses, dans un déluge de silences (au diable le style de la "kleine Nachtmusik", Modiano est ici en plein atonal) qui menaient droit vers les quarantièmes assourdissants d'un océan de mutisme. Les magnifiques séquences du fameux couple parler/écouter-se taire, que l'écrivain savait comme personne faire interpréter par le lecteur, n'étaient pas là pour prouver le pouvoir de narration de la langue, ni même exhiber les ressources métaphysiques du langage, mais pour nous montrer l'être-au-monde des personnages, au niveau le plus banal et le plus élémentaire de la conversation. Pour celui qui était devenu monsieur Daragane, les impasses du passé redevenaient des possibles à explorer, retrouvés au centre d'un présent qui trempait les eaux vives du futur dans une épaisses mer des Sargasses liant les algues rouges des souvenirs les uns aux autres comme sait le faire la carraghénane, observés avec le reste de la gélatine des yeux d'un enfant de dix ans, rougis par l'hyper-vigilance et l'extra-lucidité requises jour et nuit face au mur des adultes et leur réel réticent, garantes de sa santé mentale. Daragane était désormais prêt à faire une force (peut-être l'égale d'une jouissance) de l'ancienne situation où il n'avait été que pur ouïr. Cet "été" noir, il le recomposait, ou plutôt autrui le recomposait pour lui, il comprenait alors très bien que le sens ne se produisait pas selon sa propre voix, mais qu'il se recevait. Et que pour cela il existait autre chose qu'une voie blanche, un chemin de halage plus subtil, un attentif jouir de la parole de l'autre au-delà de l'autocrate sentiment d'étrangeté, comme le montra son rendez-vous avec le docteur Voustraat, celui où le village devenait endroit, où l'âge atteint par le questionneur revenait rebondir sur d'anciennes lignes de faiblesse que marquaient encore des traces de revers qu'on inflige sans penser à mal à la jeunesse. Aux premières loges, à sa propre dogana, comme un doge, réduire les fils du temps extensible de la toile de l'épeire, faire naître la possibilité d'un Il-Erzählung, sur l'erre du Ich, freins lâchés sur le Je, dans le parler véhicule et le dire passager, faire un avec le gleich, l'eigen de Modiano-Daragane. C'est ce que le personnage principal parvenait à faire encore une fois..