mardi 24 juin 2014

Marguerite Duras : L'Intervista nera (I)




Marguerite Duras, dehors il fait déjà noir alors qu'il est midi 14 chez vous, pourquoi tout d'abord acceptez-vous de répondre à cette interview ?

  • M.D__Le soir des planètes vagantes est l'heure de chez moi. C'est aussi le moment où passent les comètes blanches dans les roches et les glaces filantes au matin des étoiles. J'avais l'habitude de cette concomitance minuit/midi propre au rythme de la plage de Trouville. Souvent les avant-dunes de Deauville et leur sérac de lumière formaient une rupture de pente dans le soleil et voilaient son axe. Je vous reçois sur les débris coquilliers et les grès de mon nouveau beach-rock. Parce que je crois que je veux redonner la parole au silence, le mien et celui de quelques autres. Avant que le roi des astres ne me pousse au grand roque. Revenir à mon propos. Je ne le fais guère en mon actuel pays lunaire. J'ai eu cent ans aujourd'hui. Et parce que j'aime les dialogues. Ceux qui libèrent des cliquetis du jeu béant qu'on entend dans les articulations du verbe des acteurs de la société ("les absolus zéros de l'infini des oraux"), ces hommes un peu vains qui se voient comme sur une scène, les traits spirituels parfaitement émoussés, l'élocution disjointe, muets à force de détenir les cordons du discours, le corps plâtré, engourdi de sourde emphase. Ils ne flèchent plus rien. Cette nouvelle stature, qu'ils ont longtemps recherchée pour elle-même, ces sagittés du vocal, pomme d'Adam criblée, les fait se raidir sur leur "ergo-gluc !", alors ils "décident." Leur prise de parole disloque, la main de chacun n'est plus que l'adieu de tous transmis à nos membres éparses. Bientôt nous ne nous saluerons plus. J'en ai parfois assez de mourir du théâtre de ma parodie, j'observe qu'on fait parler les morts dans les fora des blogs aux fjords de la pensée la plus bogus, les enfants de ceux qui comprenaient mes livres ne comprendraient pas pourquoi ils me comprennent mal aujourd'hui. C'est en tout cas ce que j'entends autour de moi. Tout s'endort, les petits et la mère, tous repus. Celle qui aimait, au-delà du môle, rejoindre les gens sur le chemin de leur secrète maison du jouir, ne les atteint ni ne les émeut plus. Les volts de l'attraction sont tombés par terre. La perte de courant qu'on décèle, avec force testeurs tombés du ciel, dans les échanges et les rencontres, est mise sur le dos du long tract numérique, ce serpent à calames vaniteux charmant l'oiselle en réseaux, qui dévorerait les écrans, les interfaces et les visages, dans un éternel et délicieux souper d'animelles. Sortir de cette lecture geôle. Je n'appose pas mon nom en japonais au bas de ce "J'ai tout vu. Tout." Internet ne peut pas être cet Hiroshima moral que certains nous serinent qu'il serait. La comparaison a la mauvaise mine de l'obscène. Je voudrais revenir comme un allumeur du temps. Sauver les gens de la peur des commencements. Telle Jeanne d'Albret, je veux "reprendre la signature de mon Concile, baisser "le remuement du bruit" qui trouble les âmes frottées au rythme laid de l'absence de musique. Briser l'enveloppe du tempo électoral qui les statufie comme des emprises à l'écu cimentées sur des piles de ponts en béton dormant. Réapprécier l'or de l'attention qu'ils me prêtèrent, reverser la chaleur du sang qu'ils me donnèrent. Comme la princesse Kaguya, petite pierre d'Alice et monitrice qui n'en finit pas de grandir jusqu'à redevenir gravide de l'enfant, chue dans leur invisible bambouseraie. Avant de repartir à la lune, une dernière ode à la Terre. いのちの記憶.

L'édition de votre oeuvre en Pléiade, commencée il y trois ans, se poursuit à coups vifs de palades pendant l'été 2014 avec deux nouveaux volumes, croyez-vous toujours, si on la rapporte aux enjeux brûlants que vous venez d'évoquer, en son pouvoir dissolutif ?

  • M.D__Sur le fleuve littérature, je regarde passer ma plume. Son encre-flottée. À contre-narratif. Le thème de la perdition m'a toujours plu, la dissolution est aussi un leurre, il faut remettre à flots l'esprit du présent dans le temps des hommes. L'humain, à l'affût de la moindre possibilité, même si cela reste à son honneur, s'est couché dans la pâture de la plus scintillante des futuritions, comme sainte Barbe il s'est jeté dans les fourrés pour échapper à un père menaçant par son absence, mais sans y trouver les épis de blés garants de la récolte d'un bel aujourd'hui. Il enterre le passé comme on offre un sacrifice, je voudrais désenfouir ces hiers en archéologue du beau présent. Démurer les surlendemains. Ce manque de pétrissage de la pâte du réel maintenant, cette dyspnée du souffle dans le présent, agissent comme une lapidation. À l'aube des multivers, inexisteraient-ils fiers de n'avoir jamais eu de jadis et naguère, l'Histoire continue de découvrir son sein pour étancher la soif d'imaginaire des hommes, et si l'on saute le pas de notre voie lactée, qu'on dévisse un jour la sinusoïde des galaxies, la lumière du clair de Terre ne nous faussera pas compagnie de si-tôt. Ne traînons pas notre avenir aux gémonies sidérales, derrière les escaliers. On me tend un voyage en Belle Boucane, cosmonaute d'un noble amas stellaire, cela me rend gaie. À l'heure où je détecte que l'on me suit, me copie, m'élève en modèle, j'aime que soit fondue mon oeuvre originelle dans cette monumentale collection, poussière d'or de la mémoire passionnelle dansant dans l'ossuaire du soleil, telle une rakshasa khmère dont il faut redécouvrir le sourire. C'est la lueur de ma vieille solitude que je voudrais qu'il entrât parmi les pierres des temples lancées dans l'obscurité par les racines étouffantes des figuiers des Banians, et qu'il sortit selon le regard de l'orient, dans les pavés fourmillants des lianes aux anciennes lectures. Pour que la parole s'anime sur des lèvres ouvertes à la puissante saillie des émaux de la vérité.

Nous nous souvenons de votre entretien avec Michel Platini, comme un Loki les yeux dans les yeux de Dumézil, que publia le journal Libération en 1987, suivez-vous aujourd'hui la coupe du monde de football au Brésil ?

  • M.D__Oui, je la suis. Le jeune James de Colombie jette dans la mire du catenaccio un pavé. J'aime Edinson Cavani, un presque néo-Francescoli, né cette année-là, l'élégant attaquant de ce petit pays d'Uruguay, presque l'idéal personnage d'un film de Liliane, in some way. Il s'apprête à jouer ce soir avec son équipe contre l'Italie, une nation chère à mon coeur comme vous le savez. Sirigu contre Cavani, cela a un petit goût d'Alpha rencontrant l'Oméga, le gardien du lieu contre le voleur de feu, c'est très beau comme face-à-face, comme tension. Je me souviens de l'époque où l'Atlantique était italien, où le marin Vespucci jouait mieux à la balle avec le soleil de Gibraltar que l'amer indien Columbus avec l'or d'outre-Hispanie. C'est grâce à Michel que je garde un oeil indigène et frais sur la Terra footbalistica incognita des jeunes joueurs arawaks et la flore de leurs gestes techniques toujours inouïs qu'il dessina pour moi sur une carte. Je guette les Platini d'aujourd'hui jusque très tard dans la nuit. Um novo mundo. O doce silencio.