jeudi 10 octobre 2013

Brune khmère

258_ L'image de la jeune fille khmère, entre la vie et la mort flottant, aux cheveux noirs dans le vent manquant.




À 22h23 hier la dernière image de Rithy Panh apparaissait sur l'écran. C'était l'image-motion par excellence, celle qui nous décrassait des oripeaux d'un manque de souvenance crasse, celle qui dépoussiérait les yeux, les enterrant puis les déterrant, les ré-enterrant, les dé-déterrant dans la saccade du mouvement essuie-face de souvenirs dont les visages étaient pris dans la glace et le givre blancs depuis très longtemps. Le pare-brise de notre mémoire éclatait sur place en mille morceaux de pots en terre cuite, heureux de laisser passer l'air qui mettait au jour les traces de pas d'une fuite qui jadis couvrit les battements de cils inertes de nos regards baissés, voilés par la suie d'une volonté de ne rien voir à l'horloge du manège d'un minuit de grand soir aux épouvantables torsions de grands-huit.

La chaîne Arte passait à notre poignet le fin bracelet aux fibres de bambou de L'Image manquante, "Das fehlende Bild" comme le dit si bien la furtive langue allemande dans les feintes et les bruits sourds d'une confidence des plus consonnantes.

Le texte de Christophe Bataille ne laissait personne sur le seuil de l'histoire des disparus chers à Rithy, on entrait au coeur du récit comme dans le temple du cours d'un fleuve lent sur son rail -- nous avions juste eu le temps de graver, avant de nous glisser en lui, près de la rive, sur l'écorce des fromagers ou d'autres bombacacées aux profondes écailles, au canif, de notre nom la vive petite entaille.

Marx et Rousseau, dont les eaux des idées furent mêlées jusqu'à étouffer de leurs anneaux les plus petites sources à maigres ruisseaux du pays nodal et nourricier, allaient grossir, de leur rire liquide d'amphibies carnassiers, les flots de la plus chimiquement pure idéologie, pour enflammer les têtes jusqu'à la crête comme on frotte des allumettes, discrètes, dans un incendie allumé par d'invisibles pompiers, submergeant tout, du delta jusqu'au Tonlé.

Les mères étaient dénoncées par leur fils, les pères préféraient mourir de faim que voler et finir dans les filets tendus par l'armée du vice des Khmers Rouges, quelque chose qu'ils avaient érigé en police.

Interrogatoire. Auto-critique.
 De l'âme khmère, les maîtres sanguins aux coups de triques furent le battoir.

Vers le milieu du film, le récitant déclara soudain son irrépressible amour des cheveux bruns khmers, un symbole de liberté, celle d'avant les guerres, celui qui les faisait se mouvoir dans le bleu limpide du ciel accueillant les nuages blancs. Un profond lin noir de beauté qui ne flottait plus guère, cerclé qu'il était par les froids lais de coton jais qui vêtaient chacun, ne demandait qu'à respirer à nouveau hors du funeste air malsain.
Les black shirts pseudo-camisards immondes de l'Angkar avaient capturé puis enfermé, dans l'hideux incarnat de leurs lèvres, par le muet ricanement continûment mû, "l'aspiration aux sourires des Dieux", telle que décrite par Georges Groslier en son temps.
Le beau sourire khmer n'était plus qu'un vulgaire "sub-risus tertii imperii", dévorant tout sur son passage, comme jadis la langue des sbires que connut Viktor Klemperer.
Phnom-Penh, bombardée de l'intérieur par tous ces faux-plis venus de bouches fondues en coeur, fendues par la peur, était devenue la charbonneuse nouvelle Dresde de l'Asie.
L'image du titre jusqu'à la fin devait demeurer manquante, comme la guitare du frère que les léopards de l'Angkar avait fait disparaître par une subreptice fente, avant d'exécuter les musiciens, avant d'emprisonner les danseuses et les danseurs, l'horreur leur était économie de rente, tout en leur mentant jusqu'au bout dans leur sabir à langue pendante.
L'instant d'un plan, Rithy Panh rapprocha notre visage de la caresse possible tendue par le souffle sacré d'une jeune fille portraiturée, comme elle fut torturée, par le bâton de l'administration des gens en charge de la S 21.
And our heart escaped a beat.
Les frères Khmers Rouges comptaient les personnes et les cochaient comme des bâtons sur une feuille de papier carbone. Lorsque ces calculs les assommaient, ils refermaient les cahiers et emmenaient leurs "Stücke" pour les bastonner à mort en cachette dans la forêt dans une zone où rien ne s'entendait à part les ordres hurlés en silence par les gorges profondes du Centre et la chefferie Zibaldone affiliée à Saloth Sâr, dans les fils du téléphone.
L'émission s'est terminée, fade-out on the Khmer-roots, fondu-enchaîné sur la route. Entre les défilés du générique j'ai retrouvé le chemin de ma vieille folk dreadnought et fait vibrer ses cordes pendant vingt minutes de doute, l'heure n'était pas à attendre le sommeil assis quelque part dans sa redoute. Peut-être fallait-il quand même faire son lit, dans mon cas un ancien futon, si pâle dans la vieille luxure de son hirsute coton ; alors j'ai tracé, plutôt griffonné ces deux ou trois pseudo-dessins allongé sur le matelas, où l'eau-forte des rêves s'étale sans craindre les criqùres, de l'herbe qui pousse les nuits à décroître la courbe des espoirs en des baumes et des onguents, des pommades masquant les plaies à mesure que point la matraque du matin à l'éternelle lumière bancale et tanquante. Des croquis d'enfants dessinant dans la cuisine, la simple saisine de cette fille haletante dans les poumons de mes yeux d'argile, dans son droit à vivre, quelqu'un dont j'aimerais simplement que l'âme ne soit plus manquante mais agile dans l'enveloppe sigillée de sa figurine.

Jeune fille khmère dont les beaux cheveux bruns
 ne flottent plus en liberté dans les embruns
mais sont prisonniers des baillons
des Khmers Rouges qui avaient fait un pacte faustien
avec eux-mêmes et le sourire du Malin
voleur de pierres du temple du Bayon.