mercredi 12 juin 2013

221__Mystère sur la Tisza, Eszter flotte dans les remous qu'une rivière de rumeurs tissa.

Sàndor Màrai dit de Gyula Krùdy que c'est 'un géant.' "Tant qu'on me laissera écrire, je montrerai qu'il fut une époque où l'on croyait en la victoire de la morale sur les instincts, en la force de l'esprit et en sa capacité de maîtriser les pulsions meurtrières de la horde", écrivit-il aussi. Màrai parle d'or et depuis un très haut parapet. On peut suivre cette profession de foi s'exercer à la lettre dans le roman de Krùdy puisque celui-ci fait commencer son récit à Budapest alors que la famille Scharf arrive dans la capitale à l'hôtel du "Cygne blanc", juste un an après les faits, juste après l'acquittement de Joszef, le bedeau de la synagogue de Tiszaeslàr et père de Mòric (son jeune fils qui faussement l'accusa.) La populace est sur le point de se déchaîner, une guerre des deux Roses magyare, prête à éclater. Quelques mois seulement après la résolution juridique de la sordide "affaire Solymosi", les passions ne sont toujours pas éteintes dans certains secteurs de la société hongroise.
C'est par la porte de cet habile prologue que l'auteur nous fait entrer de plein-pied dans la campagne du comitat (département) de Nyíregyháza où le feu antisémite couve depuis quelque temps déjà (les juifs russes persécutés envahiraient le pays, apportant peut-être le choléra dans leurs valises), au seuil de l'embrasement. 
C'est cette chaleur -- qui n'a rien d'animale, car peut-être trop humaine --, provinciale et étouffante, (qui connaîtra un retentissement international, et dont les étincelles des braises rejailliront peut-être chez nous dix ans plus tard en France, dans la folie d'un feu de broussaille administratif à l'ignition papivore instantanée, jusque sur le bicorne d'un fameux capitaine polytechnicien), digne d'un fer rouge, que va nous faire toucher Krùdy, le doigt crissant comme la blanche craie sur l'ardoise.
S'il décide de déplacer les ténèbres où pourrait s'engluer le coeur de son récit le plus souvent possible sous la lumière shakespearienne la plus crue (plusieurs citations dans le texte et au moins une en exergue d'un chapitre), c'est peut-être afin de suggérer qu'il ne lâchera pas (et croyez-le bien, il ne nous la fait pas lâcher non plus) d'un pouce la dépouille flottante d'une jeune servante brune au yeux marrons (ces signes particuliers auront beaucoup d'importance par la suite), une jeune Ophélie vierge et pure voguant le 'dos au ciel' sur la rivière Tisza, une jeune fille muette mais inexplicablement dotée d'un effrayant pouvoir sur les hommes, jusque dans sa complète inertie, que ce soit au fil de l'eau, dans la saulaie de Dada, ou même enterrée dans l'humus jaune et las, que retrouveront les grands gaillards ruthènes, les gars de Màramaros qui monopolisent la corporation des flotteurs de sapins rouges, ces bûcherons qui se chargent des troncs d'arbres aux fibres si sanguines qu'on dirait qu'elles vont jusqu'à teinter de cuivre froid
le poil de leurs célèbres barbes rousses dans les éclats 
mousseux d'ombres fêlées par les anguilles d'un soleil 
gras.
Tout le livre nous convoque au duel. Il provoque le pouvoir de la plume à contrer le fiel.
 Il va s'inscrire dans la poursuite implacable des minutes du procès d'un supposé crime que l'accusation a délibérément et avec minutie jugé judicieux ne pouvoir qu'être l'oeuvre d'un meurtre rituel mené par la communauté des Hébreux lors de la préparation de la pâque juive.
Pleines de fièvre pompile, les guêpes aveugles dans le ciel
vont s'abattre sur les sucres suintant du cadavre providentiel
en guise de miel amer.
Armés de ces couteaux qu'aiguise la loi, elles voudraient qu'on les suive.
Le style de Krùdy, avec toute la maîtrise d'une ironie et d'un humour inouïs dorénavant légendaires, va s'employer (mais sans la démonstration d'un quelconque effort propre au savoir-faire du romancier qui transfère) à contrer l'absurdité d'une telle croyance qui, notons-le, fut déjà piétinée par les autorités légales du comté de Tiszaeszlàr près d'un siècle auparavant (vers 1795.) 
Il va passer en revue tous les protagonistes de l'affaire, les paysans madrés, la gentry percluse de préjugés qui finalement l'arrangent bien dans cette Hongrie de François-Joseph dont le destin lui échappe inexorablement, les fonctionnaires municipaux assoiffés de revanche sociale, les coreligionnaires de Jòszef Scharf prêts à jouer des poings pour défendre leur honneur, les courageux défenseurs Heumann et Eötvös qui ne s'en laissent pas compter, les membres du tribunal, le président Korniss et le procureur Seyffert, sans parler du trouble Ônody qui ne se sépare jamais de sa canne de camelot de la peur. 
Nous sentons également les ombres des grands hongrois du dix-neuf siècle plus d'une fois nous frôler, celle de Kossuth depuis son inconfortable exil, notamment.
J'eus quelquefois la sensation de saisir la patte de Flaubert griffer, à la manière d'un dessinateur de presse, les contours des têtes des personnages décrits par l'auteur, en devinant que tous les possibles candidats à l'investiture de la tournure d'esprit de Bouvard et Pécuchet en auraient aussitôt sacrifié l'âme (la jetant d'emblée au feu purificateur) dès divine réception céleste de celle-ci, et lui aurait rendu de sa pièce les quelques deniers d'argent. 
En d'autres occasions c'est plutôt l'allégresse verbale d'un Bohumil Hrabal que je sens poindre dans certains dialogues (les paysans des bords de la Tisza sont trop taiseux pour rester sourds à leur trop bruyante solitude, qui peut-être les noie.) 
À certains moments serait-il du domaine du probable que la pensée de Danilo Kis se dessine par anticipation elle-aussi ? Le Kis de la nouvelle "Le livre des rois et des sots", de "La leçon d'anatomie", celui qui disait que "le nationalisme est une paranoïa." 
Il y a d'ailleurs un "Kiss" dans le roman, le pharmacien du village, qui n'est pas tout à fait le "Homais" attentiste que l'on pourrait croire. Il faut se souvenir que le corps d'Eszter subira à plusieurs reprises le scalpel attentatoire du médecin légiste.
 C'est cet épouvantable tronçonnement d'une vie de Tess que Krudy voudrait rassembler, en son intégrité manifeste, dans le corps de son oeuvre peut-être à la manière d'Isis, cette prophétesse de Budapest qui vint bien avant la Bible (très présente dans le texte du reste.)
Ce grand roman, magnifiquement traduit par Catherine Fay dont le travail ne laisse aucune correspondance culturelle se perdre dans les méandres de l'à-peu-près ni ne tolère de hiatus stylistique pouvant prétendre mettre ses bâtons dans la roue à aubes de la narration du beau bateau de la version française qu'elle déroule, nous emporte dans son cours. 
L'histoire qu'il nous raconte, une histoire vraie, pourrait s'intituler "Meurtre dans un Jourdain hongrois", ('le fleuve du jugement en hébreu') je dis cela sans malice tant la fluidité de la construction du récit bat sur son propre terrain n'importe quel polar ayant pour trame et fenêtre sur cour je ne sais quel trait de la société contemporaine plaqué d'un tendre bois. 
Loin des clichés de certains films dits "de prétoire", le livre de Krùdy nous emmène avec lui d'une manière cinématographique comme sur une Loire (on croirait lire et voir des scènes peintes par Chagall ou par des maîtres du paysage hollandais) sur le long fleuve sans quille de la littérature ; à chacune de ses crues celui-ci menace de se renverser par dessus le bord des rives pour aller s'épandre sur les champs durs de la réalité la plus amère. 
Ces renversements intempestifs, et la musique qu'ils drainent avec eux comme le sable fade d'un lac, ne serait-ce peut-être pas un peu la signification de l'air que l'on faisait chanter, cette fois-ci à un jeune garçon, Simon Srebnik des âmes le petit pâtre, quand on l'envoyait vider des sacs de cendres dans la rivière Ner, 
en Pologne vers 1944 ?
Mystère sur la Tisza, Eszter flotte dans les remous qu'une rivière de rumeurs tissa.