mardi 30 avril 2013

210_ L’homme de la rue est aujourd’hui tout à fait volontairement valétudinaire, c’est pour cela que les écrivains contemporains n’en ont plus cure. Ils préfèrent étudier la trajectoire de monstres polymorphes sexuels en pleine santé, souvent des politiques, ou celle de dangereux détraqués factuels qui cachent des comptes offshores, souvent des politiques aussi, qui pètent la forme romanesque. Avec eux il n’y a aucun effort à faire, l’histoire, le récit, le poème se composent d’eux-mêmes. L’homme de la rue, devenu souffreteux, n’a plus de forces que pour chanter la préciosité des multiples conditions de ses maladies imaginaires comme un rodomont ridicule. En cela il est désormais beaucoup plus complexe (de plus, il écrit, se décrit. Il s’écrit souvent de lui-même). Sous sa forme bourgeoise-bohème-déclassée (le « bobodé »), sous sa défroque de fausse-urbanité, il est quasi indéchiffrable tant sa capacité à s’enflammer les cartilages du cerveau pour un oui (un cri « au génie ! » par-ici) ou pour un non (un éreintement par-là) semble irréfragable et hors de portée de l’analyse d’un généraliste ou d’un clinicien normalement constitué. L’ère des Simenon, médecine-man des âmes, est alors peut-être définitivement close, qui pourrait s’en étonner ? À l’horloge du beffroi du roman, tout semble l’indiquer, l’Hommedelarue est devenu le douzième homme de la douzième heure, un remplaçant, un revenant qui rissole dans ses souvenirs plus que d’y revenir avec grâce, c’est un as de la non-contemplation dans son aéronef privé, il est midi docteur Knock, il est minuit docteur Schweitzer, entre loups et loups, le temps du roman est gris, la fiction est une louve infertile, la rage aux babines, pour la fiction. Et le style est en flammes, calciné par les morsures de dentiers dont la brûlante résine coule encore, morcelé par les sillons et les zébrures de cassures qu’aucun scribe mendiant, qu’aucune bête de la rue ne voudraient recoller. Bâtiment H, aile C, pavillon-pneumologie, il aspire, passant une langue gourmande sur ses lèvres fines, être admis en réanimation intensive. Aux grand brûlés du récit, le putride autofictif reconnaissant. Il nous faudrait un belle aube, douce comme l’eau de l’Allier, à la convalescence mûre, comme celle d’une cicatrice traitée à l’or pur, peut-être demain, le premier mai les hommes de la rue se reposent, ils sont plus frais et l’espace d’un instant, leur imagination a une peau de bébé, ils s’auscultent moins ne pas vivre. « L’homme de la rue en 2013, ce grand malade, ou l’échec triomphant de la médecine », voilà peut-être une idée de titre pour une pièce de théâtre. L’écrivain médecin -- aujourd’hui en grève --, de demain, les critiques iront le chercher du côté des rebouteux, des praticiens de l’imposition des mains, des récitateurs de psaumes, des souffleurs d’eau bénite et de sainte aspertion, des chiropracteurs spécialistes en « mani pulite », plutôt que dans les amphis de dissections de la littérature habituels, ils sont malins ces petits gars-là, quand la matière première vient à manquer, ils mettent les mains dans la glaise et créent de toute pièce l’Adam Kadmon de leurs impérieux désirs. Oui, c’est cela François Nourissier, ils veilleront à ce que les raconteurs d’histoires mettent l’homme de la rue, à vau-l'eau dans les rigoles, à la campagne au beau milieu des daims, là où la bouche de rose de monsieur Jourdain fait de l'arthrose, à force de mutisme contraint et forcé, sans nous le faire savoir.