mardi 27 mars 2012

93__ In Memoriam Antonio Tabucchi

Choisir de se laisser désarçonner du cheval lent du désassossegoût de soi-même, tomber entre les sabots du rien, au pas de « reculer », de la monture d'un Bernardo Soares blême, pour se révéler à son propre nom d’écrivain et à son allure (qu’il faut alors saisir à son licol invisible de mustang de crazy horse apache, sans perspective de gains).
(souvent l’âme d’un auteur est celle d’un cheval sauvage, grain de cristal des Appalaches, qui brille dans sa course au monde d'avant l'avalanche).
C’est à mon avis ce qu’a fait Antonio Tabucchi, sans que la douceur de son amour pour la vie et la littérature de Pessoa, ce désubstanciel nobody, nous fasse nous rendre compte de tout ce que cela mettait en jeu pour lui.
(sans doute sa propre vie).
Derrière l’in-Sturm-und-Drang-quilité d’une impassible qualité, couvait un grand feu créateur étouffant la malignité à la base de fumée.
Il nous montra que chacun pouvait capter cette étincelle née hors de l'haï, s’il on était prêt-e à y mettre le paillis de son coeur.
Et c’est vrai que se marier avec une fille du pays, c’est pénétrer dans les subtilités d’une langue, acquise au courage des apponteurs (rien que pour cela, ça vaut le voyage).


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Là où Tabucchi est allé fondre, à la lumière perçante mais fragile du soleil blanc outre-aquitain, celle qui ne jaunit pas les parchemins, loin des persiennes meurtries et gercées d'Alexis Léger, tout l’argile de son italianité (« il y avait de toute façon quelque chose de portugais inscrit au tréfonds de mon patrimoine génétique », ira-t-il jusqu’à dire), c’est la matière et l’âme fraîches d’un nouvel homme, qu’il cherchait en lui (à cent lieues de « l’homme nouveau » de l’âpre humanisme léniniste) et qu’il a sans doute trouvé.
C’est en tout cas ce que je ressens quand je lis son Requiem (écrit en langue portugaise) ; même si nous avons l’impression qu’il est constamment sur les pas des proèmes des poètes Caeiro et de de Campos, ne les lâchant pas d’une semelle du sabot d’une ode au vent maritime, son requiem n’est pas l’ombre de leur ombre, Tabucchi reste, à leurs côtés, cette personne infime qui tente de retracer ce qui un jour put leur donner vie, dans la l’amitié et la grâce d’un grand connaisseur de leur Midrash, l’un des seuls à pouvoir en fouler le Pardès et à s’en sortir vivant sans tours ni adresse (quoique mourir d’un cancer à même pas septante ans, c’est beaucoup trop jeune et fâche l'azur).
Il cite un vers tranquillement superbe de Carlos Drummond de Andrade dans l’avant-propos de ce livre :
__ « Ce qui vient de la rue me suffit, sans message, et qui, tout comme nous nous perdons, à son tour s’est perdu. »
Nous imaginons que le Portugal était pour lui un isthme ultime (à l’exacte inverse polarité de celle d’un Marco Polo frugal en aimants paîssant aux champs magnétiques d'une localité riche en remous irrités car hérités), de l’Europe intime.
Après cela, pour un littérateur européen, il n’y plus rien, seul le gouffre américain vous tend les bras depuis l’immense baie atlantique que vous avez devant vous, à Lisbonne, à portée de lendemain.
les Portugais, dans la barque de l'amour inconditionnel de la littérature anglaise qui les emporte, le savent peut-être subliminalement, dès le berceau des premiers romans mort-nés dans les joncs, phragmites et roseaux de la grande porte bleue des rêves de toute sorte...
Le chemin de vie de l’homme et de l’artiste Tabucchi, fait penser à un poème d’un Catalan que je lis en ce moment, Gabriel Ferrater, « Canço a Gosar Poder ».
Rien que le titre, c’est tout à fait lui, « Chant afin d’oser être et désirer faire »,  banal et bancal si on traduit, mais mis mot à mot, en intertitre, dans l'océan de la vie, cela devient d'un pouvoir clair.
Je le salue moi aussi, très heureux de le faire en si bonne lusiade compagnie.